Logement, démocratie et populisme
Bien qu’il existe des variations significatives selon les pays, les gouvernements des démocraties du monde entier ont tout mis en œuvre pour tenter de faire monter le prix du logement.
Hélas, c’est un des rares domaines dans lesquels ils ont à peu près réussi leur coup. Dans les plus grandes villes du monde, en particulier, l’explosion du prix du logement a été ahurissante. À New York, par exemple, le loyer moyen d’un appartement dans les années 1960 était de deux cents dollars par mois, et un mètre carré de terrain à construire coûtait à peu près deux cent cinquante dollars. Dans les années 2010, le loyer moyen avait atteint trois mille cinq cents dollars, tandis que le mètre carré s’envolait à plus de dix mille dollars. De même, à Londres, le coût d’une maison ordinaire est passé de cinquante-cinq mille livres sterling en 1986 à quatre cent quatre-vingt-douze mille en 2014[i] Cette augmentation du prix du logement a produit de lourds effets sur le niveau de vie des habitants de ces villes, surtout chez les jeunes. Les locataires à Londres, par exemple, dépensent aujourd’hui 72 % de leurs revenus en loyer, faisant de l’explosion du coût du logement le facteur le plus déterminant dans le constat que leur niveau de vie n’a pas augmenté depuis des décennies[1]. Le coût extravagant du logement dans les centres métropolitains a aussi produit des conséquences pernicieuses chez ceux qui sont incapables de payer des loyers aussi exorbitants. Avec l’avancée du processus de gentrification, de plus en plus de gens ayant grandi en ville en sont désormais rejetés – et se retrouvent coupés de leur réseau de soutien et des opportunités économiques offertes par les grandes villes[ii]. De leur côté, de nombreuses personnes ayant grandi dans des zones rurales moins riches y restent coincées loin des espaces les plus productifs du pays, ce qui leur rend encore plus difficile d’améliorer leur lot. Bref, si vaincre le populisme repose en partie sur la reconstitution de l’optimisme des citoyens à propos de leur futur, une réorientation radicale de la politique de logement doit être accomplie de toute urgence. Une manière importante de tenter de répondre à la crise du logement est tout simplement d’accroître le nombre d’habitations disponibles. Le processus d’obtention des permis devrait être rendu bien plus simple, et les contentieux résolus bien plus vite[iii]. Les villes et les villages devraient disposer d’un droit de veto moins étendu à propos des opérations immobilières réalisées sur leur territoire. Les États devraient soutenir davantage la construction de nouveaux appartements, soit directement par la subvention de nouvelles unités de logements sociaux, soit indirectement via une assistance financière aux municipalités locales[iv]. Enfin, l’introduction d’impôts sur la valeur de la terre – qui imposerait les mêmes charges sur un morceau de terrain que son propriétaire le laisse en jachère ou qu’il décide d’y ériger un bâtiment – pourrait constituer une pression forte à la construction de nouvelles habitations. Un autre système de taxe pourrait aussi améliorer la répartition du logement. Des taux d’imposition plus élevés sur les maisons secondaires et les propriétés de vacances pourraient contribuer à augmenter le niveau d’occupation[v]. Les avantages dont bénéficient les riches lorsqu’ils construisent de grosses maisons ou acquièrent des propriétés supplémentaires – comme la déduction fiscale des intérêts des prêts hypothécaires aux États-Unis ou la facilité d’accès aux prêts de type acheter-pour-louer au Royaume-Uni – pourraient être abolis[vi]. Aucune de ces politiques ne serait simple à faire passer : dès lors que l’investissement dans leur logement est la première source de richesse pour de nombreux membres de la classe moyenne, ils tirent avantage des coûts de logement élevés[vii]. Et dès lors qu’une chute précipitée des prix des habitations pourrait, comme tout le monde l’a durement appris en 2008, entraîner un redoutable choc à court terme, les hommes politiques font preuve de prudence à l’égard de toute politique qui pourrait conduire à faire exploser une bulle spéculative[viii]. Mais si nous prenons au sérieux le fait que le logement constitue un frein à la richesse – et donc un danger pour la démocratie –, il y a toujours moyen de compenser les perdants de la chute des prix et de rendre les profits potentiels plus importants pour ceux qui y gagneraient. (Les États, par exemple, pourraient mettre aux enchères les droits de développement immobiliers, en redistribuant une partie des profits à tous les citoyens.[ix]) De tous les défis économiques auxquels nous serons confrontés dans les décennies à venir, le prix délirant du logement est le plus simple à régler, pourvu qu’on veuille bien faire les choses. Renoncer à une telle politique parce qu’elle serait politiquement délicate serait se déjuger.
Yascha Mounk, Le peuple contre la démocratie, 2018
[1] « English Housing Survey : Headline Report 2013-14 », UK Department for Communities and Local Government, https://www.gov.uk/government/uploads/system/uploads/attachment_data/file/469213/English_Housing_Survey_Headline_Report_2013-14.pdf.
[i] Suivant le cours actuel du dollar, cela signifie que le loyer moyen à New York a en gros doublé, d’à peu près mille cinq cents dollars au milieu des années 1960 à environ trois mille aujourd’hui, tandis que le prix moyen du mètre carré a augmenté plus de cinq fois, d’un peu moins de deux mille dollars à plus de dix mille. De même le prix d’achat d’une habitation à Londres a augmenté d’un peu moins de deux cent mille dollars en 1986 à plus de six cent mille à cours constant. Voir Jonathan Miller, « Tracking New York Rents and Asking Prices Over a Century », Curbed, 2 juin 2015, https://ny.curbed.com/2015/6/2/9954250/tracking-new-york-rents-and-asking-prices-over-a-century ; « The Rise and Rise of London House Prices », ITV, 15 juillet 2014, http://www.itv.com/news/
[ii] En réalité, même les résidents des villages ruraux les plus attirants sont eux aussi de plus en plus poussés en dehors de leur communauté. Voir Olivia Rudgard, « One in Ten British Adults Now a Second-Home Owner », Telegraph, 18 août 2017, http://www.telegraph.co.uk/news/2017/08/18/one-ten-british-adults-now-second-home-owner/.
[iii] Au Royaume-Uni, où la crise du logement est particulièrement aiguë, il y a récemment eu quelques signes d’une volonté d’accélérer le processus de planification. Voir « Fast Track Applications to Speed Up Planning Process and Boost Housebuilding », Gov.uk, 18 février 2016, https://www.gov.uk/government/news/fast-track-applications-to-speed-up-planning-process-and-boost-housebuilding ; et Patrick Wintour et Rowena Mason, « Osborne’s Proposals to Relax Planning System a “Retreat From Localism” », The Guardian, 10 juillet 2015, https://www.theguardian.com/society/2015/jul/10/
[iv] Nicola Harley, « Theresa May Unveils Plan to Build New Council Houses », Telegraph, 13 mai 2017, http://www.telegraph.co.uk/news/2017/05/13/theresa-may-unveils-plan-build-new-council-houses/ ; voir aussi « Forward, Together : Our Plan for a Stronger Britain and a Prosperous Future : The Conservative and Unionist Party, Manifesto 2017 », Conservatives.com,
[v] De nombreux pays et villes, de Paris à New York et à l’Italie, ont commencé à imposer plus lourdement les habitations secondaires. Voir Megan McArdle, « Own a Second Home in New York ? Prepare for a Higher Tax Bill », The Atlantic, 11 février 2011, https://www.theatlantic.com/business/archive/2011/02/own-a-second-home-in-new-york-prepare-for-a-higher-tax-bill/71144/ ; Feargus O’Sullivan, « Paris Sets Its Sights on Owners of Second Homes », Citylab, 15 juin 2016, https://www.citylab.com/equity/2016/06/paris-wants-to-raise-second-homes-taxes-five-times/487124/ ; Gisella Ruccia, « Imu, Renzi : “Via tassa su prima casa anche per i ricchi perché impossibile riforma del Catasto” », Il Fatto Quotidiano, 15 septembre 2015, http://www.ilfattoquotidiano.it/2015/09/15/imu-renzi-via-tassa-su-prima-casa-anche-per-i-ricchi-perche-impossibile-riforma-del-catasto/414080/. Pour un exemple d’amende fiscale en cas d’inoccupation, voir « Council Tax : Changes Affecting Second Homes and Empty Properties », Gov.uk : Borough of Poole, http://archive.poole.gov.uk/benefits-and-council-tax/council-tax/empty-and-unoccupied-properties/, consulté le 4 septembre 2017.
[vi] Les avantages de la déduction des intérêts de prêts hypothécaires – introduite dans sa forme actuelle en 1986 – sont dix fois plus importants pour un foyer gagnant plus de deux cent cinquante mille dollars par an que pour un foyer gagnant entre quarante et soixante-cinq mille dollars. Voir James Poterba et Todd Sinai, « Tax Expenditures for Owner-Occupied Housing : Deductions for Property Taxes and Mortgage Interest and the Exclusion of Imputed Rental Income », présentation donnée durant l’American Economic Association Annual Meeting, New Orleans, LA, 5 janvier 2008, http://real.wharton.upenn.edu/~sinai/papers/Poterba-Sinai-2008-ASSA-final.pdf, consulté le 14 septembre 2017.
[vii] C’est tout particulièrement vrai aux États-Unis et au Royaume-Uni. Voir Karen Rowlingson, « Wealth Inequality : Key Facts », University of Birmingham Policy Commission on the Distribution of Wealth, décembre 2012, 14, http://www.birmingham.ac.uk/Documents/research/ SocialSciences/Key-Facts-Background-Paper-BPCIV.pdf ; et Michael Neal, « Homeownership Remains a Key Component of Household Wealth », National Association of Home Builders, 3 septembre 2013, http://nahbclassic.org/generic.aspx?genericContentID=215073.
[viii] La description la plus accessible du rôle joué par la bulle immobilière dans la Grande Récession reste Michael Lewis, The Big Short : Inside the Doomsday Machine, New York, W. W. Norton, 2010, trad. fr. Guy Martinolle et Fabrice Pointeau, Le Casse du siècle, Paris, Sonatine, 2010. Voir aussi Atif Mian et Amir Sufi, House of Debt : How They (and You) Caused the Great Recession, and How We Can Prevent It From Happening Again, Chicago, University of Chicago Press, 2014.
[ix] Cette suggestion s’inspire de propositions similaires dans le domaine de la taxation des émissions de carbone. Voir, par exemple, Robert O. Keohane, « The Global Politics of Climate Change : Challenge for Political Science », PS : Political Science & Politics 48, no 1 (2015), p. 19-26.